lundi 17 septembre 2012

Dernière nuit à Montréal



« Quand Lilia était toute jeune, le monde entier lui semblait composé de chambres de motel formant un chapelet d'îles à travers le continent américain. », car aussi loin qu'elle se souvienne, sa vie ne fut qu'une longue cavale à travers les États-Unis, avec son père tout d'abord, parcourant d'infinies distances dans des voitures d'occasion qu'ils troquaient de même que leurs noms, puis seule. Ce qu'elle ignore surtout, ce sont les raisons qui les ont conduits, son père et elle, à se lancer dans cette fuite éperdue : elle entrevoit seulement le souvenir de cette nuit très froide, où réveillée par un choc contre le carreau de sa fenêtre, elle a descendu l'escalier, ouvert la porte donnant sur le jardin envahi par la neige, sans prêter attention à la vitre cassée de la cuisine, pour finalement se jeter dans les bras de son père, fillette fragile aux bras enveloppés de pansements de gaze, avant qu'ils ne disparaissent.

Ce passé fragmenté devient celui de Christopher, le détective engagé pour la retrouver, de Michaela, la fille de ce dernier, qui contemple la quête obsessionnelle de son père et voit sa propre vie s'effilocher, et enfin, celui d'Eli, tombé amoureux de Lilia lorsque celle-ci pose son unique valise à New-York, ne pouvant se résigner à son absence quand elle se volatilise sans explications, et qui se fond dans l'histoire de sa compagne, à l'invitation de Michaela, pour recomposer la triste issue de leur relation.

Dans un incessant jeu d'allers et venues entre la fuite initiale de Lilia et sa dernière disparition, par un entremêlement des voix, Emily St.John Mandel dresse le portrait de solitudes profondes, qui ne s'oublient que dans la poursuite d'une jeune femme. Au puzzle haletant qui permet de reconstituer le trouble passé de Lilia, s'adosse l'exploration glaciale de vides que rien ne semble pouvoir combler. C'est que « (...) le monde, au bout du compte, pourrait bien se révéler avoir été un mirage - ou un canular particulièrement sophistiqué. »

Dernière nuit à Montréal, Emily St.John Mandel, éditions Rivages

dimanche 9 septembre 2012

Viviane Elisabeth Fauville



Vous êtes une jeune femme bien sous tout rapport, à la linéarité exemplaire. Vous avez mené études avec effort et êtes devenue cadre comme il se devait. Passée par la case mariage, vous vous êtes décidée à concevoir. Mais au lendemain de l'accouchement, votre mari vous quitte, vous laissant en plein désarroi, contrainte à quitter le tranquille appartement du résidentiel douzième arrondissement pour un logis bien plus modeste près de la gare du Nord. Bon gré mal gré, vous prenez soin de votre fille mais l'anxiété vous étreint. Vous empruntez donc la ligne 7 pour vous rendre chez votre psychiatre, que vous consultez depuis trois ans car sujette à des angoisses aigües. Mais lorsque celui-ci oppose à votre nervosité le plus parfait laconisme, vous sortez un couteau de cuisine offert par votre mère et le lui plantez dans le cœur.

Dès lors, Viviane Elisabeth Fauville, quarante-deux ans, accomplit une double tentative de survie puisqu'il lui faut échapper à la police mais aussi désormais vivre seule, s'occuper de l'enfant, appréhender une nouvelle aire géographique et sociale, et défendre sa place laissée vacante lors de son congé maternité au sein des Bétons Biron. « Esclave de la nécessité », elle l'est aussi de ses terreurs : « Soudain ce n'était plus vous qui abandonniez les lieux, c'étaient les lieux qui tournaient autour de vous, se soulevant de toutes parts, sol, murs, plafond entrechoqués dans un brutal renversement des dimensions. »

Face aux processus d'effondrement qui l'accablent, Viviane Elisabeth Fauville se morcelle, à l'instar de l'écriture tendue de Julia Deck, qui pour mieux appréhender les failles de son personnage se joue des pronoms personnels et manipule la narration. Je, vous, elle, nous suivons les déambulations d'une femme supposée sans histoire mais dont la construction a toute la complexité des trajectoires individuelles, lorsque l'on fait craqueler un peu le vernis. Taillé au cordeau, le roman, dénué de gras, explore avec finesse et noirceur une vie dite ordinaire, la minutieuse enquête humaine s'entrelaçant au thème policier, car voici un livre qui oscille, à la manière de son personnage – bourgeoise tout en retenue aux sens aiguisés par le crime, amoureuse trahie décidée à ne rien devoir à celui qui souhaite partir, patiente rebelle face au praticien détenant tous pouvoirs –, frôlant le drame, frisant la comédie, avec un subtil et ironique décalage.

Viviane Elisabeth Fauville, Julia Deck, éditions de Minuit.