lundi 2 juillet 2012

Natural enemies



Où l'on apprend que 646 romans vont déferler comme une masse molle à la rentrée prochaine et que Natural enemies, paru il y a un an aux éditions Baleine, a suscité autant d'attention qu'un moineau s'écrasant contre une vitre. Il y a pourtant de quoi être ému.

Paul Steward arbore tous les signes convenus de la réussite. Marié, père de trois enfants, propriétaire d'une belle demeure dans le Connecticut, cet ancien journaliste du New York Times dirige une revue, The Scientific Man, qu'il a reprise alors qu'elle se délabrait mais dont il est parvenu à redorer le blason, étoffant par là-même un peu plus sa stature. Cependant, Paul a décidé de tuer toute sa famille avant de se supprimer. Natural enemies est le récit de ses vingt-quatre dernières heures, au cours desquelles il fait l'examen du néant qui a englouti sa vie.

Mouvements, déchirements, doutes, chaque oscillation de Paul est dévoilée, avec une précision telle que  l'angoisse délivrée confine à la suffocation. Plus rien ne suffit ni ne contente cette figure de l'homme occidental moderne et supposé accompli, doté de tout ce qu'on l'a encouragé à posséder. Égocentrique, exigeant, Paul est aussi cruellement lucide et désabusé par la société américaine des années 70. L'homme marche sur la lune mais sa femme se meurt, rongée par la dépression. La mémoire des crimes passés vacille. La ville de New York est en proie à l'autodestruction. Paralysé par ce paradoxe, la raison de Paul s'enlise. Il est d'autant plus pétrifié par son sentiment d'impuissance que ses frustrations intimes le torturent. Mais s'il fait montre de clairvoyance quant au monde qui s'abîme, il semble coupé de ses proches et de ce qu'ils ressentent. Prisonnier de ses certitudes, fou de désespoir autant que de solitude mais incapable de s'exprimer, Paul se focalise sur les tourments de sa femme, incarnation d'une humanité qui périclite : « Nous nous moquons de qui meurt et qui vit. Ce n'est qu'en tuant sa famille et en se tuant soi-même qu'on donne un sens au meurtre et à la mort. Nous avons perdu l'art de pleurer les morts. Nous ne savons plus ce qu'est la tragédie. Cela devient de plus en plus dur de vivre dans ce monde si personne ne se soucie de savoir si vous êtes vivant ou si vous êtes mort. Je n'ai pas réussi à convaincre ma femme qu'il m'importe de la savoir vivante plutôt que morte. » 

Le regard aigu que porte l'auteur, Julius Horwitz, sur la vanité et la fragilité de l'être a la même puissance mortelle que le Remington chargé qui attend Paul chez lui. Scandant chaque heure qui passe et qui rapproche toute une famille de l'anéantissement, il amène un climat de tension oppressant, alors que l'on se prend à espérer un geste salvateur. Car la noirceur côtoie la détresse déchirante, le besoin criant d'une réconciliation. « Je ne crois pas que Miriam regrette cette vie. Je pense qu'elle accueillera la balle avec soulagement. Si je vise bien, elle n'aura pas plus d'une fraction de seconde pour m'indiquer ce qu'elle ressent. Dans cette fraction de seconde, elle peut m'en dire plus qu'elle ne m'en a jamais dit au cours de notre vie commune. Je ne pense pas que le mariage doive être une confession de chaque instant entre mari et femme. Mais je pense que, de tous les liens, il devrait être celui où l'on fait le plus profondément confiance à un être. Les gens mariés qui ne parviennent pas à se reposer l'un sur l'autre vivent sous la menace d'un revolver. » Portrait terrible d'une société individualiste et de l'humanité courant à la déchéance, Natural enemies liquéfie, rehaussé par une écriture aussi belle qu'étouffante.

Natural enemies (1975), Julius Horwitz, éditions Baleine.

Aucun commentaire: