lundi 21 mai 2012

Noir béton



– Mon garçon, as-tu vu ces fossés le long de la route après Altamont Pass ?
–Il faisait nuit et je dormais.
– Des fossés trapézoïdes en gunite. La gunite, mon garçon. La gunite. Et ces silos à grain au loin ? De la gunite. Le canal Delta-Mendota ? De la gunite. Les pentes sous les échangeurs d'autoroutes ? De la gunite.

La gunite : ce mélange d'eau et de ciment projeté pour fonder immeubles, ponts, jetées, à l'aide d'une lance dont la pression équivaut à celle d'une lance à incendie ; si on la lâche, elle vous expédie un homme à vingt mètres, contre un mur ou quatre étages plus bas. Si on la lâche, « elle a sa propre vie comme un serpent fou, elle peut tuer quelqu'un. », explique, lors d'une interview, Eric Miles Williamson, qui a travaillé sept ans sur les chantiers, comme guniteur.

Des phrases courtes, sèches, martelées au présent pour mieux pénétrer l'univers de la gunite. Des scènes brèves. Une écriture sans graisse, toute de tension.
Broadstreet et son équipe – Fish, en liberté sur parole ; Manuel, Juan, Don Gordo, immigrés mexicains ; Rex, qui ne connaît aucun maître – construisent chaque jour la ville mais perdent qui leur femme, qui la santé. Ils se consacrent à la gunite, déesse moderne qui ne laisse aucun répit et dont la bonne parole est répandue par Colby Root, prédicateur du béton, à qui il sacrifie son fils. L'accident, la mort, toujours menacent, en témoigne cet ouvrier sans nom, pour tous les incarner, qui au fil du roman offre en pâture à la gunite des bouts de lui-même. « (…) Perte des deux bras ou des deux jambes : trois mille. Mais perte d'un seul bras ou d'une seule jambe : deux mille. On gagne donc de l'argent en perdant ses membres un par un. » analyse Rex en lisant la brochure du syndicat.
Pour projeter la gunite, on lève deux doigts en criant Two-up. « Two-up n'est pas qu'un signe de la main à l'opérateur pour lui demander plus de mélange. Two-up est une philosophie. C'est un mode de vie. » professe Colby Root au patron ignorant – du boulot, des risques – qui pousse à toujours plus de productivité.

Noir béton est un roman du travail ouvrier, une série de vues sur les chantiers, dont la seule échappée est permise par la musique, un soir. Il raconte les sens troublés, la peau grise de ciment, l'épuisement à venir, l'alcool pour exutoire. Le réel n'est rompu que par la danse macabre de Broadstreet – ironie du nom – dans les rues de San Francisco. 

« Combien de doigts, pense Broadstreet. Combien de doigts, combien d'orteils, combien de sang dans le béton de cette ville ? Combien de corps fossilisés dans les soubassements des tours de béton, dans les piliers des ponts, dans les murs des barrages ? »

Noir béton, Eric Miles Williamson, Fayard

mardi 15 mai 2012

Anna et Froga




Se voir annoncer la parution d'un nouveau tome d'Anna et Froga équivaut pour moi à se sentir un môme à l'approche de Noël: on est impatient de retrouver une atmosphère familière et de déballer ses cadeaux. Anouk Ricard a donc remis le couvert, grand bien lui en fasse ! Les aventures d'Anna, Froga, René, Christophe et Bubu sont toujours aussi réjouissantes. 

Préparatifs de Noël – tiens donc –, partie de scrabble, pique-nique foot et même escapade à Paris, ce sont toutes les occasions de se retrouver entre amis, sommes toutes banales, que nous conte Anouk Ricard, qui en profite pour épingler les petits travers de chacun – et surtout de Bubu, toujours aussi radin – mais aussi de notre bonne vieille société. Les faux apôtres du mieux vivre et autres professionnels du bien consommer en prennent joyeusement pour leur grade, les aspects les plus insensés de la vie parisienne sont moqués en deux traits trois répliques. 
Les dialogues, bien troussés, sont dotés d'un humour tout à la fois "au pied de la lettre" et décalé, les situations, teintées d'absurde et d'une ironie légère. Eh oui, les enfants ne sont pas tous des crétins décérébrés à qui il faut parler petitement, ils sont à même de la percevoir et de s'en amuser.
Par là-dessus, l'auteure nous gratifie de son dessin fluide et pétillant, aux multiples petits détails amusants. Les double-pages qu'elle intercale entre les histoires offrent autant d'occasions de croquer une de leurs facettes et de déployer des possibilités graphiques, dont une superbe signalétique sur la sécurité en montgolfière. « Ah mais Anouk Ricard elle sait pas dessiner. » Banane, va.

Anna et Froga. En vadrouille, Anouk Ricard, éditions Sarbacane

mercredi 9 mai 2012

La Bête au ventre




On ne part pas tous avec les mêmes chances dans la vie, c'est rien de le dire. À onze ans, Alex Hammond traîne déjà de lourdes casseroles derrière lui. Abandonné par sa mère, il est confié dès son plus jeune âge aux institutions par son père, aux tendances alcooliques et maigres ressources, qui croit faire le bon choix. Ballotté de foyers en écoles militaires dont il fugue dès qu'il le peut, Alex est contraint de se soumettre à l'autorité infondée d'adultes qui ne sont rien pour lui et grandit sans affection, sans perspectives autres que l'univers clos de structures où s'entassent les mômes esseulés. Derrière ces murs qui diffèrent bien peu de ceux des prisons, la rage d'Alex croît irrémédiablement, alors qu'on lui demande d'accepter son sort sans sourciller.

« L'un après l'autre, foyers et institutions militaires annonçaient à son père que le gamin devait partir. D'aucuns le considéraient épileptique ou psychotique, mais son électroencéphalogramme négatif les avait réfutés, et un psychiatre qui travaillait comme bénévole au Community Chest le trouva normal. À chaque fois qu'il se faisait renvoyer, il gagnait de pouvoir rester auprès de son père, dans le meublé que ce dernier occupait, quelques jours durant, voire une semaine, et il dormait sur un petit lit pliant. Il était heureux pendant ces interludes. Rébellion et chaos avaient leur finalité – il échappait ainsi aux tourments. »

Mais un jour, Alex est dépassé par les conséquences de ses révoltes. Lors d'une énième cavale, en quête de nourriture, il cambriole une boutique. Sous le coup de la peur, il tire sur le propriétaire, venu le surprendre.
Sidérée par celui qu'elle considère comme un criminel, la société répond à la violence de l'enfant par une brutalité redoublée, crânement persuadée d'être dans son bon droit. Sévices physiques, psychologiques, enfermement en maison de redressement ou asile psychiatrique, dénuement total, Alex, désormais dernier maillon de la chaîne, apprend à ses dépends la loi du talion et la fait sienne à son tour, submergé par sa fureur latente, « le voile rouge qui lui obscurcissait les yeux et le cerveau ». Le petit garçon dont « la férocité se vidait en larmes » devient, adolescent, un vieux briscard de la taule. 

Aucune issue ne semble possible : le tempérament impétueux d'Alex lui interdit d'accepter l'injustice de sa situation, la dureté du milieu de faire le gros dos. La façon dont est "géré" – car est-ce autre chose que de la gestion ? – ce gamin, qui ressemble à tant d'enfants bien réels, conduit à un véritable gâchis ; sensible, vif, hautement intelligent, ses possibilités sont broyées par un système où surgit très rarement l'humanité.
Le récit s'achève alors qu'Alex n'a qu'une quinzaine d'années, au cours d'une arrestation. Il a encore la vie devant lui, mais « La Bête au ventre », la violence pour principal bagage, la prison de San Quentin, une des plus dures des États-Unis, en ligne de mire. 
Écrit par un ancien taulard, ce roman noir assène un coup particulièrement violent.

La Bête au ventre, Edward Bunker, Rivages/Noir

jeudi 3 mai 2012

Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants



« Gardez toujours bien en tête que vous n'êtes que des bouches inutiles et indésirées. Compris ? »

Durant la Seconde Guerre mondiale, au Japon, les pensionnaires d'une maison de correction sont évacués, suite à des bombardements. Leur fuite les conduit dans un petit village de montagne, après que bien des communautés aient refusé de les accueillir. Là, leur éducateur les laisse aux mains d'hommes qui leur sont résolument hostiles par principe : « On est des paysans, nous : on arrache les mauvais bourgeons dès le début. »
Brimades, soins réduits au strict minimum : hors les murs, les enfants sont toujours prisonniers. Et lorsqu'une épidémie se déclare, les villageois, non contents de leur faire enterrer les animaux morts, les abandonne ensuite en ces lieux contaminés et leur empêchent toute échappée.
Peu à peu, les jeunes garçons s'organisent et jettent les bases d'une véritable vie collective, jusqu'au retour des paysans. Ils font alors une fois de plus l'expérience de l'arbitraire du pouvoir et de la violence aveugle.

Kenzaburo Oê se penche sur le sort, au cœur de la guerre, des plus fragiles puisque déjà mis au ban. Pourtant menacés de toutes parts, ces enfants – considérés comme fatalement délinquants – parviennent, enfin libérés du joug des adultes, à recréer des liens et à restaurer la douceur. Cet écart est amplifié encore par la langue, ondoyante, sensuelle qui tranche de manière aiguë avec la cruauté ambiante. 

« Au cours de la nuit, l'épidémie fit rage, manifestant sa puissance féroce, assommant et décimant sans pitié les enfants délaissés. L'aube était sombre, et la matinée et le midi qui suivirent étaient également sombres, étouffant le village de la vallée sous un brouillard souillé. (…) Le village, qui était plongé dans notre désespoir et notre inertie, dans un grouillement concentré de microbes, dans un ensemble gigantesque d'imperceptibles bactéries qui allaient nous pousser dans un état d'inconscience et une crise de délire propre à enflammer notre gorge, se dissolvait et bouillonnait comme la gélatine jaune pâle que l'on extrait des os et de la peau du bœuf. »

Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants saisit fugacement la fureur. Peut-être est-ce pour cela qu'il est si édifiant.

Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants de Kenzaburo Oê, 
« L'Imaginaire », Gallimard