vendredi 22 juin 2012

Sur les nerfs



Quand en vient-on à attendre la mort sans guère sans s'en soucier, assis sur une marche devant la maison de sa copine, du moment qu'il y a de la bière au frais ? Quand donc traîner devant une galerie marchande en ruines peut-il devenir le seul horizon d'attente ? Quand est-ce qu'une arme devient un effet personnel au même titre qu'un jeu de clés ?

Un glissement s'est opéré, l'indifférence et l'ennui planent. Les journées s'étirent, vides, parfois violentes, voilà tout.

Dans ce premier livre, Larry Fondation, médiateur social à Los Angeles, fait voler la structure narrative en morceaux. Seuls les fragments pouvaient coller à la nervosité de l'écriture et du propos. Phrases sèches, isolées, énumérations, listes suggèrent la vacuité. On suit quelques instants d'existences, prélevés à dessein, qui font d'autant plus impression qu'on y a pas été menés progressivement. L'auteur trimballe, focalise, mais sans mettre le nez sur des phénomènes marquants. Car ce qui semble imprégner les quartiers décrits par Fondation, c'est bien l'abrutissement. On est loin des paillettes comme de l'explosion : c'est pire, c'est une forme d'état végétatif qu'on nous raconte.

Retrouvez ici un entretien avec Larry Fondation :

Sur les nerfs, Larry Fondation, Fayard noir

vendredi 15 juin 2012

Hôtel de la solitude



Jérôme Bourdaine, que la guerre a contraint à se fixer par hasard à Nice, s'étiole dans l'atmosphère torpide d'une ville où l'on multiplie les illusions du plaisir, en cette période d'Occupation. Le jeune homme s'est abîmé comme ses camarades dans le jeu, mais son orgueil comme sa lucidité le font aspirer à davantage de hauteur. Lorsqu'il entend parler d'un hôtel  dominant Monte-Carlo, il se décide à partir. Si le déplacement est moindre, il le mène toutefois hors du monde, hors du temps.

Au début de son séjour, placé dès le départ sous le signe du provisoire puisqu'il est accepté comme « à l'essai », Jérôme palpe l'immobilité de son lieu de retraite. L'hôtel, tenu par un couple âgé, M. et Mme Barca, n'a plus connu de jours fastueux depuis près de quinze ans, suite à une catastrophe, et les maîtres des lieux vivent dans le regret de cette époque, de leurs visiteurs élégants et bien nés, de manières qui n'ont plus cours. Pour Jérôme, M. Barca ressuscite quelques uns de ses clients et toute une chorégraphie lente et désuète, toute de gestes silencieux et d'habitudes devenues instinctives. Le jeune homme s'abandonne à cette extraction. Mais un soir, il découvre qu'il n'est plus seul à s'attabler dans la salle à manger déserte. Tout d'abord irrité que sa solitude soit troublée, Jérôme se passionne peu à peu pour la beauté surannée de Zoya Sernitch et sa présence mystérieuse. La discrétion appuyée des Barca, l'absence du mari, l'ambiance fanée de l'hôtel permettent l'éclosion de leur amour, tout à la fois précipité et suspendu.

Jérôme Bourdaine a souhaité se retirer du monde. Le roman débute alors que tout est censé s'être arrêté. Mais l'auteur, René Laporte, détaille le temps, ou plutôt les temps, les temps de trouble, les temps propres à chacun. Marqué par ses pertes successives, Zoya ne peut plus envisager que l'immédiateté : « Vous le voyez, ce temps vénéneux empoisonne même l'amour… » dit-elle, « Tout est si précaire, Jérôme. ». Lui, malgré ses vélléités de solitude, n'abandonne pas ses désirs d'absolu.
René Laporte met une place une poétique des atmosphères, pleine de langueur, et saisit avec une élégante austérité le surgissement d'un moment qui n'existe qu'à l'écart, qui ne vaut que parce qu'il ne dure ni ne s'ancre. En subsiste comme un souvenir d'une journée chaude et lourde, semblant s'étirer infiniment.

Hôtel de la solitude (première parution, 1944), René Laporte, Le dilettante

mardi 12 juin 2012

Les Illusions





Les Illusions peuvent-elles transpercer la purée de pois ? Celles qui nous occupent, oui ! avec en prime un beau pied-de-nez aux livres sans cœur. 

Pourtant, les choses ne se présentaient pas si bien pour Victor Anthracite. Après un réveil douloureux et des rêves empreints de frustration, direction le bistrot, au milieu de la tristesse urbaine. Là, on se rencontre et on joue les hommes politiques au loto. La petite musique gainsbourienne de la mélancolie flotte : « Mes illusions donnent sur la cour… ».
Attiré par une voisine qui l'ignore, Victor a les épaules voûtées et le moral dans de grosses chaussettes. Par la fenêtre, au détour de l'escalier, il regarde vivre la jeune femme à la froide blondeur hitchcockienne, et dépose des lettres, composées en journaux découpés, sur son paillasson. Elle suppute un taré, il n'est qu'un amoureux pathétique, englué dans ses fantasmes.
Le quotidien s'enlise, la misère sexuelle est mâtinée d'alcool. Malgré tout, Victor, dans son éternel costume sombre et froissé, est tout à la fois bêtement tragique et lumineux. Au creux de ses journées mornes, il rêve. Quant aux amis, ils aident à pourfendre la déception inoculée par une pétasse, à grand renfort de levers de coude.

Ces Illusions étaient bien parties pour se briser en morceaux mais, adroitement et tendrement, Gérald Auclin désamorce la fatalité en la parsemant d'inattendu, offrant une fin de la plus réjouissante et candide absurdité. Les lignes droites et dures du livre sont peu à peu surpassées à mesure que le récit de la solitude s'étoffe. Le grivois côtoie tant le loufoque que le désespoir. On croit reconnaître dans les rêves débridés ou les poèmes naïfs de Victor une allusion aux amours de l'auteur, musique, peinture, bande dessinée ou encore poésie, avec un salut au « Prendre corps » du poète roumain Ghérasim Luca. Ces Illusions semblaient devoir partir en fumée, et les voilà qui mettent du baume au cœur.

Les Illusions, Gérald Auclin, éditions The Hoochie Coochie.

samedi 9 juin 2012

Le petit bout manquant








Il était une fois un rond amputé. Attristé par cette incomplétude, il décide de partir en quête de la part qui lui manque. En chemin, il roule et fredonne joyeusement :

Mais il est où, mon ptit bout
Aïe, dee, hoo, aïe dis où…

De par sa faille, sa progression est parfois malaisée mais le rond prend son temps, attentif à tout. Au cours de sa route, il a l'occasion de tenter de combler ce qui lui fait défaut : mais ce qu'il croit pouvoir être un petit bout de lui-même est ou bien trop grand, ou alors trop carré. Le rond apprend qu'un fragment peut n'appartenir qu'à lui-même ou encore qu'il ne faut pas serrer trop fort sa pièce rapportée.

Au gré de son voyage, le rond incomplet vit bien des aventures… jusqu'au jour où il rencontre enfin son petit bout manquant :
– Je peux être à quelqu'un et à moi aussi.
– Ah bon, mais pas à moi peut-être ?
– Peut-être que si…
La concordance est parfaite, le voici devenu parfaitement sphérique. Il roule désormais avec aisance et vélocité. Mais le voilà qui passe à côté de tout… Il ne chante même plus pour lui-même. Pourtant « ça collait impec' ! ». Alors, le rond décide de lâcher ce qui était venu l'achever.

Les pages n'accueillent que l'essentiel, quelques éléments suffisent à raconter, ligne et formes au trait noir qui, gracile, oscillant, offre de petites aspérités. Le presque rond se voit tailler une belle et grande bouche en lieu et place de ce qui lui manque. On l'a gratifié d'un œil en tête d'épingle. Pourtant, malgré l'extrême simplicité de la figure,  joie, déception, ténacité affleurent avec une économie de moyens étonnante : l'expressivité sidère. On se prend à sourire, sourire qui s'élargit au fur et à mesure. Le dessin même attendrit. 

Le petit bout manquant (1976), Shel Silverstein, éditions MeMo

vendredi 1 juin 2012

La Crâne rouge






Serait-ce l'histoire d'une enfant en plein cauchemar ? La nuit, tout ce que l'on ne connaît pas vient menacer la maison, l'antre familière, le lieu de répit. Les questions retentissent, le père se meurt – qui donc l'a tué ? – la mère disparaît, les coups s'abattent, les bandits attaquent, les animaux mordent, les deux sourdes sont méchantes.

Ce n'est peut-être pas cette histoire qui est racontée. Mais les mots, qu'aucune ponctuation ne vient interrompre, criés, murmurés, répétés, brûlent le crâne. L'écriture et le flot d'images qu'elle charrie enfoncent les barrières. Les visions de Nicole Claude, l'une des deux auteurs de ce livre, sont pleines d'angoisse. Certains motifs sont ressassés, visages hurlants, maisons, oiseaux. 
Dans les dessins féroces de Nicole Claude viennent se glisser les traits évanescents de DoubleBob, comme une réponse ayant tardé à venir. Le monde sauvage n'est dès lors plus si effrayant. Parfois, ce sont les images de Nicole Claude qui s'emparent de celles de DoubleBob et sèment le trouble dans son univers silencieux. Les techniques, bic, crayon, monotype s'entrelacent.

Ce n'est peut-être pas cette histoire qui est racontée mais c'est en tout cas celle d'un passionnant dialogue en dessin, entamé entre Nicole Claude et DoubleBob en 2009. La Crâne rouge est né dans le sillage des premiers rounds de Match de catch à Vielsalm, ouvrage collectif composé de récits créés en binôme par un artiste porteur d'un handicap mental du CEC La Hesse et un auteur du Frémok. Nés lors de résidences, ces matchs sont avant tout des rencontres. Il a fallu que les artistes se découvrent et s'apprivoisent, hors des cadres qui leur étaient familiers, afin de laisser libre cours à une expression hybride, et cette dimension humaine pare le processus de création d'une richesse bien singulière. 
Face au livre, on peut aussi tout ignorer des origines, regarder, intrigué, ces pages étranges, et se laisser porter par elles.


En prime ! Un entretien avec Doublebob à propos de La Crâne rouge :
http://www.fremok.org/site.php?type=P&id=261

La Crâne rouge, Nicole Claude et DoubleBob, La "S" Grand Atelier et Frémok.

À découvrir aussi :
Nos Terres sombres, Rémy Pierlot et Paz Boïra.

Et comme c'est par là que tout commence :
Match de catch à Vielsalm, collectif.