vendredi 30 mars 2012

Bienvenue à Oakland



Terré dans un garage du Missouri, T-Bird Murphy, qui a dû quitter sa ville natale, Oakland, évoque le quartier où il a grandi et tous ceux qui y vivent, le quotidien fait de galères, les boulots pourris, les cuites bienfaisantes avec les amis, le chaos familial, révélant une cité dure, violente mais dont les beautés sont passionnément saisies.

« L'espoir c'est pour les connards. » D'entrée, Eric Miles Williamson donne le ton par la voix de T-Bird et insiste : il veut écrire Oakland, pour les habitants d'Oakland mais sait qu'il sera lu par des gens qui n'ont pas la moindre idée d'Oakland. La défiance envers ceux qui manifesteront un enthousiasme polissé, une empathie nourrie de distance et de bons sentiments le dispute au besoin de raconter la ville :

« (…) tandis que j'étais devant chez Dick, je me suis dit, tout à coup, que mon chez-moi, mon Oakland, mon Dick rempli de maniaques bourrés et profondément bons, profondément loyaux, ce chez-moi sur cette planète était un chouette endroit. Un bon endroit, en dépit de sa rudesse, de la misère et du malheur, et qu'il était sacré. Cet Oakland, c'était le mien, celui de Louie, de Jorgensen et de Shapiro, oui Oakland appartient à tous les habitants qui comptaient à Oakland. On bossait, on bossait tous comme des malades à Oakland et on allait y crever, oui, on y crèverait en toute beauté et contents de nous, parce qu'on aurait fait tout ce qu'on était censés y faire. »

On embrasse de plein fouet un peu de l'existence de T-Bird et ses camarades. La condition des classes populaires d'Oakland est celle de bien des milieux prolétaires des grandes villes occidentales. De nombreux immigrés, appelés en renfort alors que l'activité économique battait son plein, sont abandonnés dès lors que celle-ci périclite, croupissant dans des quartiers qui se sont transformés en îlots de misère alors que les plus riches se sont réfugiés dans les collines qui dominent la ville. Eric Miles Williamson, s'inspirant de sa propre vie à Oakland, donne place à ceux qu'il a côtoyés et écrit les épisodes sordides comme les moments de grâce, avec férocité et dévotion.
Bienvenue à Oakland est résolument ardent, il vocifère, touche par son amour débordant, et l'écriture, houleuse, farouche, fascine et emporte comme la symphonie de Blaise, l'alchimiste-compositeur, jouée par T-Bird, Shapiro, Jorgensen et leurs comparses lors d'une grandiose soirée chez Dick.

Bienvenue à Oakland, Eric Miles Williamson, Fayard

samedi 24 mars 2012

Papier Gâché 6


Romina Pelagatti

Marine Le Saout

Bastien Contraire

Le collectif Papier Gâché vient de livrer le sixième opus de sa revue éponyme. Au sommaire toujours changeant, se côtoient Giacomo Nanni, Roope Eronen, Marine Le Saout, Anus man, ainsi que les piliers Romina Pelagatti et Bastien Contraire. Dans ce numéro, trois histoires malicieuses se reposent sur des séquences à la fois étranges et oniriques.

Giacomo Nanni décline de délicats portraits de femmes où une certaine tension est rendue par de fines hachures. Il passe ensuite la main à Roope Eronen qui parodie et égratigne allègrement Dungeons et dragons et le monde du travail.
Aux teintes vives et aux personnages déjantés succèdent les pages fragiles de Romina Pelagatti. Dans une nature grouillante émerge, par un amoncellement de petits traits légers, une curieuse célébration : cabane, bûcher, échafaud, feu de joie ? C'est une intrigante nuit de Walpurgis que s'apprêtent à fêter des jeunes femmes dénudées dans le foisonnement de la forêt.
Foisonnement toujours, avec Marine Le Saout, de formes et de couleurs. La dessinatrice invente dans Animal sexe une excentrique et sensuelle classification d'animaux improbables, décrits par d'impératives assertions.
S'ensuit une pérégrination loufoque et minimaliste – un peu confuse – de petits personnages qui voguent à travers le blanc des pages, par Anus man.
Enfin, Bastien Contraire s'approprie le dessin didactique et raconte le douloureux parcours de saucisses fraîchement avalées : c'est tout en papier découpé, malin et expressif.

Il n'est pas facile d'avoir une certaine tenue dans un fanzine collectif. Papier Gâché s'y colle pourtant une fois encore et ne déroge pas à sa ligne : peu d'auteurs, éclectisme, fabrication soignée, couvertures tamponnées à la main s'il vous plaît – alors plutôt que de vous coltiner la lecture poussive d'une énième bande dessinée comme le secteur en produit tant, penchez-vous plutôt sur ce spécimen de la petite édition.

Papier Gâché 6

mercredi 21 mars 2012

Oui, mais il ne bat que pour vous







– (…) Votre cœur
C'est une brique.
– Oui, mais il ne bat que pour vous.

Car au fil du temps, les expériences, et parfois les blessures, s'accumulent mais n'empêchent pas l'élan, l'amour. Reste la crainte de souffrir et c'est ce qu'Isabelle Pralong suggère avec beaucoup de subtilité et d'invention dans son dernier livre Oui, mais il ne bat que pour vous, titre emprunté au poème « Pièce de cœur » de Heinrich Müller.

Lucie et son ami André envisagent de devenir parents. Cependant Lucie hésite. Autour d'elle gravitent figures esseulées et fantômes, et autant de proches aimants qui l'accompagnent.
Alternant scènes du quotidien, pleines de verve et de drôlerie, et séquences fantasmatiques, où grouillent d'extravagantes créatures – un tigre et une souris, frère et sœur, terrorisés par les aigles, un orque concupiscent, deux chiens chômeurs – l'auteur interroge le risque indissociable de l'attachement. Construite autour du poème, l'histoire est sans cesse en dialogue avec les vers, qui par incises introduisent tant des respirations qu'une graduation, offrant une composition presque musicale à la bande dessinée. Quant au dessin, saillant, tour à tour figé et mouvant, il appuie l'inquiétude qui sourd, plus particulièrement palpable dans les paraboles imaginaires, et permet de percevoir physiquement l'émotion. La consistance du livre tient à l'expression de petits mouvements imperceptibles, finalement cruciaux, mis en lumière, liés avec légèreté : lire Oui, mais il ne bat que pour vous, c'est recevoir l'histoire d'une avancée, réalisée au prix de moments difficiles mais avant tout vibrante, généreuse.

Oui, mais il ne bat que pour vous, Isabelle Pralong, L'Association

Citation : « Pièce de cœur », Germania Mort à Berlin, Heinrich Müller

samedi 17 mars 2012

La Bête qui sommeille



Un patelin du Maryland, par une froide matinée d'hiver. Quelques clients défilent chez le père Burroughs pour acheter de la mauvaise gnôle. Jim, jeune ouvrier noir, hésite un court instant puis sacrifie la paire de souliers qu'il comptait s'acheter et s'en va se saoûler dans un champ. Dans son délire alcoolisé, il croise la route de Kitty Smith, la prostituée du coin, et la viole et la tue. À ce déchaînement de violence, les Blancs répondront par une furie plus grande encore.

Multipliant les points de vue, Don Tracy nous fait vivre l'horreur inexorable et livre le récit implacable d'un lynchage, n'épargnant aucune facette de ce qu'il y a de plus sordide et brutal en l'être humain. Car la couche de "civilisation" apparaît bien mince et fragile sous les assauts de la violence aveugle et du désir de pouvoir, « la bête qui sommeille » en chacun. Le voilà, le personnage principal du roman, dont tous les mouvements sont passés au crible. La bête s'éveille, s'excite à l'odeur du sang ; bientôt, trouvant écho chez ses semblables, elle se joint à la meute stupide et hurlante, et se déchaîne. Du sadique cruel au progressiste bouffi de petite prétention, en passant par le sheriff conduit par le calcul politique et l'homme frustré par sa faible taille, nul ressort de ce qui conduit à la torture et au meurtre, que personne n'empêche, n'est laissé au hasard. Don Tracy déroule le fil des événements avec une terrible minutie, et, quel que soit le regard adopté, interroge l'irruption de la fureur. Servi par une écriture précise, puissante, son roman laisse complètement sonné.

La Bête qui sommeille (1938), Don Tracy, Gallimard, Folio

jeudi 15 mars 2012

Le Sillage de l'oubli



Âcre, c'est le mot qui me vient à l'esprit lorsque je parle du roman Le Sillage de l'oubli. Dans cette fresque familiale aux forts relents texans, on suit l'évolution douloureuse de Karel Skala, dont la venue au monde est marquée par la mort de sa mère, décédée en couches – et déjà, on tressaille dans les chaumières – crime originel jamais pardonné par le père. Se succèdent dès lors différentes strates temporelles tissées autour de Karel, brassant descriptions des travaux à la ferme, courses de chevaux fiévreuses, souvenirs d'enfance, rasades de bière et de whiskey de maïs, désir moite et frustration.
À la perte de l'épouse et de la mère jamais adoucie, les membres de la tribu Skala, le père et ses quatre fils, n'opposent que la rudesse et le sentiment rassurant de maîtrise que procure le travail accompli. Car c'est bien dans le tragique de ces solitaires existences masculines que réside la force du roman de Bruce Machart. À l'ombre du patriarche cruel, mortellement blessé par son veuvage, croissent les silhouettes déformées des fils, dont les cous se sont tordus sous le joug du vieux Skala. Où trouver dès lors une once de paix, d'oubli ?

Si certains célèbrent dans ce roman les peintures sombres d'un Texas âpre et violent, la vitesse, les étreintes fébriles au fond d'une grange, je retiendrai moins cet aspect qui flatte un peu la propension au fantasme américain. C'est un texte qui cherche à saisir la rudesse de la condition d'homme, de celui qui doit rester droit et fort, et c'est davantage dans cette dimension que réside la majesté du roman, qui parfois a tendance à aligner les images d'Épinal du western, à coup de crosses rutilantes et de luttes fratricides. De même, à certaines pompeuses tirades à faire larmoyer un peloton de vieilles mexicaines, on préférera les phrases courtes et sèches, certes mâtinées d'un peu de jus de chique, qui disent bien mieux la laborieuse existence quotidienne :

« Quand il eut à nouveau déroulé la jambe de son pantalon et redescendu l'échelle, il avait pris sa décision. Il allait voir comment se portait le bétail et si l'éolienne tournait sans problème. Il vérifierait que l'abreuvoir était plein, qu'on avait bien répandu du foin et du sel dans le pâturage tout proche. Il irait prendre son fusil à la maison et emprunterait le chemin de Moulton pour parler avec Hacek, puis, s'il le fallait, il franchirait la limite du comté pour gagner Gonzales et voir s'il ne retrouvait pas la trace des gamins avant que quelqu'un d'autre n'y parvienne et ne leur fasse dans la peau des trous qu'on ne pourrait pas réparer à l'aide d'une pince à épiler, de teinture d'iode et d'un pansement de fortune découpé dans une chemise sale. »

Le Sillage de l'oubli, Bruce Machart, éditions Gallmeister

lundi 12 mars 2012

L'Oiseau Canadèche



Tel le canard, Le Parloir renaît de ses cendres, avec pour seule justification qu'il ne faut jamais dire jamais.

Il m'est avis que Jim Dodge avait sifflé une lampée de trop de Vieux Râle de l'Agonie, le whisky distillé par Pépé Jake selon la précieuse recette délivrée par un Indien agonisant, lorsqu'il a écrit L'Oiseau Canadèche. Car il y a comme un point commun entre le mystérieux processus de fabrication du fantasque breuvage et l'élan implacable et jubilatoire avec lequel Dodge égrène les événements qui amenèrent à se rencontrer Jake, joueur invétéré et immortel, et Titou, son petit-fils jusqu'alors inconnu, désormais colosse amateur de clôtures.
Johnny II, alias Titou, est recueilli par son grand-père après la noyade de sa mère. Le vieil homme, dont le ranch est menacé de saisie parce qu'il n'a jamais payé ses impôts – alors qu'il a acheté « ce bordel d'endroit bien avant que les impôts n'existent » – voit dans l'arrivée de cet enfant la promesse inopinée d'un compagnon de pêche et de boisson comme d'une vie confortable, grâce à l'héritage du petit.
À coups de petites phrases anodinement lancées mais d'une fulgurance imparable, Dodge fait défiler les années de leur tranquille et excentrique cohabitation, dérangée seulement par les incartades de Cloué-Legroin, immense sanglier, possible réincarnation de Johnny Sept-Lunes, un vieil ami de Jake, et la découverte d'un caneton à demi-mort, ressuscité par la grâce d'une rasade de whisky et baptisé Canadèche. Devenus copains comme cochons, les trois comparses partagent une douce existence rythmée par l'érection des clôtures, la dégustation de Vieux Râle et les séances de cinéma en plein air.
Évocation drôlatique et vive, L'Oiseau Canadèche fait fi du temps comme de la raison, opposant à la bienséance romanesque un culot effronté et triomphal, une fantaisie de cane obèse et pétulante.
– Nous refusons absolument tout ce qui sort de l'ordinaire.
Jake explosa :
– Eh ben, ça doit vous faire une petite vie bien merdeuse et salement étroite, non ?

L'Oiseau Canadèche, Jim Dodge, éditions Cambourakis