lundi 2 avril 2012

Karoo



Saul Karoo exerce en tant que grand exécuteur des basses œuvres, “script doctor”. Il réécrit, dégraisse, recompose les scénarios qui lui sont confiés, liquide un personnage, étoffe la destinée d'un autre. Il est aussi méthodique dans son travail que dans sa vie personnelle, qu'il a totalement désinvestie affectivement, désormais étranger à lui-même, si ce n'est en tant qu'observateur, ou lorsque il se sait observé. Souffrant de multiples maladies telles que l'incapacité chronique à se saouler, Saul Karoo incarne l'individu en péril, inapte à choisir et aimer sincèrement, jusqu'à son inéluctable chute.

Le roman s'ouvre sur des notes presque burlesques, assurément caustiques. Lors d'une soirée de Noël donnée par de riches connaissances, Saul Karoo, la cinquantaine grasse, le cheveu triste, tente désespérément d'atteindre l'ivresse sans y parvenir, malgré toute la bonne volonté qu'il y consacre. Il croise sa femme, avec qui il n'en finit pas de divorcer – de préférence en public, lors de savoureux duels orchestrés avec maestria –, son fils qui le guette mais avec lequel notre homme ne supporte pas de passer du temps seul à seul, ainsi que quantités de relations qui s'attendent à le voir rond comme une bille, cigarette fichée au coin des lèvres, ainsi que l'ordonne sa légende :

« Qui étais-je pour affirmer que j'avais cessé de fumer alors que toutes ces bonnes gens, de l'autre côté de la porte, étaient sûres que ce n'était pas le cas ? Ils me connaissaient mieux, tous autant qu'ils étaient, que je ne me connaissais moi-même et, baignant dans leurs certitudes et leurs convictions, désirant si fort faire partie d'une communauté quelconque, je repêchai la cigarette dans le cendrier et la mis dans ma bouche. »

Saul Karoo est au moins lucide sur son cas. Souvent odieux, pathétique, émouvant aussi, d'un grand cynisme, adepte du mensonge, il s'est peu à peu détaché de tout ce qui comptait à ses yeux et dès lors, tout se trouve vidé de sa substance, de sa réalité. Malgré un premier signal d'alarme, symbolisé par la perte de son assurance maladie, il continue à mettre à mal sa condition d'homme : pour lui-même, il n'a plus aucune ambition. Jusqu'à ce qu'on lui demande de travailler sur le film d'un grand cinéaste : alors qu'il le regarde, une trouvaille va bouleverser sa vie. Mais que va-t-il apprécier pleinement : la possibilité de renouveau ou la fiction que cela représente ?
Le rire qui accompagnait le début du roman vire peu à peu au jaune, la trame imaginée par Steve Tesich agit comme un étau qui se resserre et l'on finit par se trouver face à un terrible dénuement :

« J'avais tout, enrage-t-il, et j'avais tout cela de naissance. Je suis né vivant dans un monde plein de vie. Pourquoi n'ai-je donc pas chéri et aimé tout cela ? »

Karoo, Steve Tesich, Monsieur Toussaint Louverture


Aucun commentaire: